21 septembre, 2024

Alan Stivell - Olympia 1972


En cette année 1972 une vague venue de Bretagne allait inonder la France et faire bien des émules de la cause indépendantiste breizh.

A cette époque les indépendantistes du FLB (Front de libération de la Bretagne) n'avait rien à envier à leurs homologues Corses ou Basques et ils n'hésitaient pas à faire parler la poudre lors de spectaculaires attentats, comme la destruction de l'antenne de Ploemeur Bodou.

Parallèlement, la vague de contestation de 1968 fait des remous dans la jeunesse post soixante-huitarde qui a une impression d'inachèvement dans la démarche de leurs aînés et elle compte bien finir le boulot.

Dans les lycées, on écoute Joan Baez, Bob Dylan, Léo Ferré et Jean Ferrat, on milite contre la guerre du Vietnam et pour l'indépendance des peuples.
En cette année 1972 un jeune barbu sort un album qui devient culte, c'est le jeune Maxime le Forestier.

Cette même année, un autre album deviendra culte, l'album d'un jeune Breton né en Auvergne, un certain Alan Stivell.

Alan Stivell, la Bretagne dans l'ADN

Même si son père voyage beaucoup, celui-ci est Breton avant tout et il transmet tout son savoir et sa passion de la culture breizh.
C'est ainsi que le père et le fils vont ressusciter un instrument qui s'était pratiquement tue depuis quatre siècles, la Telenn Arvor ou harpe d'Armor.

Quatre siècles de honte

Si aujourd'hui nous célébrons la Révolution française, celle-ci faillit pourtant mettre fin aux identités régionales, notamment en Bretagne et en Vendée qui aux yeux des Révolutionnaires présentent deux tares incompatibles avec le nouveau pouvoir centralisé républicain : elles sont royalistes et ultra catholiques.
Sous le prétexte, a priori louable, de promouvoir l'enseignement sous la bannière de la langue française, le rapport du député Barère au Comité de Salut Public en 1794 a le mérite de dire les choses (Wikipédia).

Là, l'ignorance perpétue le joug imposé par les prêtres et les nobles (...). Les habitans des campagnes n'entendent que le bas-breton ; c'est avec cet instrument barbare que les prêtres et les intrigans les tiennent sous leur empire, dirigent leurs consciences, et empêchent les citoyens de connoitre les lois et d'aimer la République. L'éducation publique ne peut s'y établir, la rénénération nationale y est impossible.

En 1805 Napoléon 1er fonde l'Académie Celtique visant à étudier la culture bretonne, dont la langue mais la IIIème République (1870 à 1940) va trancher dans le vif du sujet : en gros, le breton est proscrit dans toutes les écoles, privées et publiques, y compris dans les cours de récréation, comme dans la vie publique. Les sanctions sont dures.
Même si dans certaines écoles chrétiennes on fait de la résistance, dans les familles d'après guerre le français s'impose au point que, dans certaines familles le breton s'éteint. Heureusement, la tradition orale transmise pat certains irréductibles lui permet de "survivre".
Malheureusement, il n'y a pas que le contexte politique.

Si aujourd'hui encore on dénonce le centralisme culturel parisien, à la fin des années 60 c'est encore plus patent : il y a Paris et il y a les "bouseux". Et parmi les "bouseux" il y a une hiérarchie en bas de laquelle se retrouvent la Bretagne et le Berry.
Cette vision caricaturale a longtemps perduré. La Bretagne n'était pas encore une destination touristique, souffrant d'une mauvaise réputation météorologique mais aussi "civilisationnelle". On y porte encore des botou koat1 et des "chapeaux ronds" et la BD a immortalisé la petite bonne bretonne "montée" à la capitale, la sympathique Bécassine, pas très fute-fute mais rusée comme savent l'être les "bouseux" ¿

Le renouveau de la culture bretonne

Alan Stivell ne s'est pas réveillé un bon matin en se disant qu'il allait porter la bonne parole breizh en France et au delà. Sans son père, Alan Stivell n'aurait jamais existé.

La quête identitaire de père en fils

Georges "Jord" Cochevelou est né dans le XIVème à Paris, son père ayant fui la misère en migrant vers la capitale.
Même s'il est né à Paris, il se sent déraciné et il ressent le besoin vital de renouer avec ses origines bretonnes. Il se plonge dans les écrits anciens qu'il peut trouver et devient proche du milieu culturel breton.

Traducteur au Ministère des Finances, il nourrit d'autres passions, la musique et l'ébénisterie. Dès les années 30 cet autodidacte de génie a un projet un peu fou : faire renaître la harpe celtique, tombée dans l'oubli depuis la fin du Moyen-Âge. Pour cela, il ne s'inspire pas d'instrument existant mais de toute la documentation ancienne qu'il peut trouver et partant de là, il recrée littéralement l'instrument disparu.

A ses côtés, le petit Alain qui apprend déjà le piano avec sa mère Fanny, baigne dans cette recherche culturelle et trépigne d'impatience de pouvoir jouer de cet instrument. Il n'a pas encore dix ans quand en avril 1953 son père tend enfin la première corde en nylon sur le cadre ouvragé et vernis.

Initialement destiné à Fanny, l'instrument va prendre vie sous les doigts de son fils, sous l'enseignement de la concertiste  Denise Mégevand.

Il y a fort à parier qu'à cet instant personne dans la famille Cochevelou ne peut imaginer que la symbiose entre l'enfant et sa harpe va porter une vraie révolution culturelle

De l'immersion à l'émergence, Alan Stivell

Dès novembre 1953, les Cochevelou père et fils s'attirent l'intérêt du milieu breton de Paris. En janvier 1954, Alan a tout juste dix ans quand il joue à l'UNESCO.

C'est le grand retour de la Telenn Arvor dans la musique celte et les commandes commence à affluer dans l'atelier de Jord Cochevelou.

Immersion dans la culture bretonne


Si la Telenn Arvor qu'il rebaptisera plus tard la Telenn Gentañ2 reste son instrument de prédilection, ce n'est pas encore assez pour le jeune Alan qui souhaite aller encore plus loin que les enseignements paternels.

Il rejoint les scouts Bleimor en avril 1954. Cette association parisienne a son propre bagad où Alan apprendra la bombarde et plus tard la cornemuse.
Il y a une forme d'échange car sa passion pour la harpe celtique inspirera d'autres musiciens qui formeront la Telenn Bleimor.
En 1961, alors qu'il n'est encore qu'Alan Corchevelou, il devient penn soner du bagad Bleimor.

Le jeune Alan se plonge dans l'étude du breton en autodidacte. Il prend des notes qu'il apprend par cœur, à tous les sens du terme.
Ses voyages en "terre armoricaine" alimentent encore plus sa quête identitaire.
Il est breton passionnément, certains parleront même d'obsession.

Renaissance de la culture celte

Alors qu'il séjournait à Kemper pendant l'été 1966, pas loin d'une rivière appelée Styvel, il prit le pseudo d'Alan Stivell (source jaillissante en breton).
Il connaissait déjà une belle notoriété mais qui se limitait aux Bretons de Paris et de Bretagne.
Pour Alan Stivell c'est certes une satisfaction mais il ne supporte plus l'image que l'on colle aux Bretons comme il s'en explique (propos Ouest France).

Depuis l’adolescence, j’étais habité par le désir de promouvoir la Bretagne avec ce que je savais faire de mieux : la musique.
Cette volonté ne vient pas de nulle part. J’ai vite constaté avec tristesse combien la musique traditionnelle bretonne était dénigrée. Quand on jouait de la harpe ou de la bombarde, on se moquait.
Les Bretons eux-mêmes s’en détournaient. C’était considéré comme une musique d’arriérés, de vieux ploucs. Mais moi, c’étaient mes racines, j’en étais fier ! Comment convaincre qu’il n’y avait pas à en avoir honte ? Comment faire évoluer les mentalités ? Ces questionnements m’ont toujours guidé

Le jour où les Bretons ont rompu avec la honte

Ce lundi 28 février 1972, le 28 boulevard des Capucines offre un étonnant spectacle aux Parisiens frigorifiés.
Sur le fronton de la mythique salle de l'Olympia un nom quasi inconnu pour la plupart d'entre-eux : Alan Stivell.
Pas de jouvencelles hystériques mais des gwenn ha du3 agités avec enthousiasme dans l'air hivernal.
Parmi la foule qui attend, il n'y a pas que des Bretons mais également des amateurs de pop-folk pas forcément connaisseurs de musique celtique.


Aux côtés d'Alan Stivell, pas de noms célèbres parmi les neuf musiciens, à l'exception d'un qui le deviendra, le guitariste Dan Ar Bras qui sera à son tour un grand de la musique celtique.

Le concert est diffusé en direct par Europe 1, à l'époque toute puissante, à l'initiative de Lucien Meurisse faiseur et tombeur de vedettes. Il faut reconnaître à ce dernier un certain courage car la profession musicale se montre sceptique quand ce n'est pas carrément narquoise en évoquant un futur plantage de ce jeune "chanteur provincial".
A cette époque, l'Olympia est la plus prestigieuse salle de concerts de Paris et s'y produire était une véritable consécration pour les artistes. Le pari était risqué pourtant Alan Stivell jouera à guichets fermés.

Les taux d'audience vont les faire mentir.
A l'époque, on estime à 7 millions le nombre d'auditeurs qui suivront ce direct (sur une population de 52,64 M d'habitants), ce qui considérable !
La France découvre cette musique enthousiaste et moderne tandis que la salle de l'Olympia se transforme en un grand fest noz où, dans les travées, on danse ridée et gavotte, et la fête se poursuivra sur le trottoir après le concert.

C'est un triomphe !

Olympia : un album devenu mythique

Cover version CD

Dans le cadre de ce Musicorama initié par Meurisse, Europe 1 enregistre ce concert.
L'album 33T sort en mai 72 sous le label Fontana, initialement à 150 000 exemplaires "seulement", le label restant encore dubitatif quant à un éventuel succès publique. Les 150 000 exemplaires se vendent dès qu'ils sont dans les bacs.

Six mois plus tard Fontana/Philips ressortent l'album mais cette fois à 1,5 M d'exemplaires qui se vendent en un an.
Il est la troisième meilleure vente en France mais il se vend aussi dans toute l'Europe. Les 2 millions suivants s'écoulent comme des petits kouign amann. 

Le succès dépasse très largement les frontières hexagonales, franchissant la Manche, l'Atlantique et la Méditerranée. La star algérienne, le kabyle Idir découvre les similitudes entre la musique kabyle/berbère. En 1983 le magasine US Rolling Stone lui attribue cinq étoiles dans "The Rolling Stone Record Guide" ce qui place l'album dans les 30 meilleures ventes mondiales de 1972. Les Chœurs de l'Armée Rouge reprendront le désormais culte Tri Martolod. Allez... pour le fun !


L'album ressortira en version CD. Quant au concert il reste mythique, au point que quarante ans plus tard l'Olympia sera à nouveau complet pour fêter cet anniversaire.


 

Naissance de l'internationale celte

Le concert et l'album, désormais indissociables, ne sont pas seulement mythiques en terme musical. Leur impact va bien au delà de la fierté retrouvée des seuls Bretons.

Impact en France

Il suffit d'entendre les réactions du public sur le chant guerrier An Alarc'h et la ferveur qui ponctue le vibrant Enor enor d'ar gwenn a-dhu !4 d'Alan Stivell pour comprendre que ce concert vient de balayer quatre siècles de honte.
La quête identitaire des Bretons vient de s'achever dans cette salle mythique.

Pour les Bretons et les autres, Alan Stivell a démontré que la langue et la musique bretonnes sont vivantes, hors des clichés folkloriques et marginaux où on l'enfermait.

Certains grincheux lui reprocheront d'avoir moderniser les chants traditionnels bretons mais ils restent une minorité face au mouvement initié par celui qu'on appelle "le barde".

Depuis ce concert et la diffusion massive de l'album, Alan Stivell a initié un mouvement culturel qui perdure de nos jours.

Les festoù noz ne sont plus marginaux, le  brezhoneg est sorti du cercle familial et les écoles diwan enseignent à tous ceux, même non Bretons, cette langue qui faillit mourir mais qui reste encore sérieusement en danger d'après l'Unesco (2004).

Impact international

En mêlant des chants traditionnels bretons, irlandais et écossais (hormis The Wind of Keltia qui est une composition originale), Alan Stivell concrétise la vision qu'avait le jeune Alain Cochevelou du monde celte tandis qu'il apprenait le breton tout en se penchant sur les autres langues celtes : celle d'une unification à la fois artistique et culturelle.

Si les ventes de cet album hors de nos frontières indiquent qu'il y avait une attente, personnellement je pense que si l'influence d'Alan Stivell est indéniable, il n'en a cependant pas l'exclusivité.

Du folklore au concept de nations

Avant la sortie de l'album, des festivals et concours de bagadoù existaient déjà mais c'étaient des évènements locaux, entre Bretons, même si en 1953 la ville de Brest accueillait déjà un festival international de cornemuse.

Quand la ville de Brest annonce ne plus vouloir accueillir ce festival, le BAS se tourne alors vers Lorient qui se fait une joie d'accepter.
La première édition de la "Fête des Cornemuses" se tient en août 1971 et c'est un succès. Gilles Servat et Alan Stivell sont présents. Elle accueille 30 000 spectateurs.

Effet Stivell ? Toujours est-il qu'en 1972 Lorient se tourne vers l'interceltisme et ouvre ses portes à la première Fête interceltique des Cornemuses de Lorient.
C'est en 1979 qu'il prend son nom définitif de Festival Interceltique de Lorient.
Le festival grossira au fil des années, devenant un évènement mondial qui, en 2023 accueillera 950.000 spectateurs

Les pipe bands viennent du Mexique, d'Australie, de Californie. La Galice (Espagne), l'Acadiane (Louisiane) et la Kabylie (Idir)... La musique celtique est sortie du champ folklorique pour unir les huit nations celtes présentes dans le monde entier.


En février 1972, sur la scène de l'Olympia, Alan Stivell n'a pas redonné sa fierté aux seuls Bretons mais à tout le monde celte, descendant de ces fiers guerriers Celtes que Grecs, Romains puis Saxons considéraient comme des Barbares mais dont ils redoutaient le courage.

Je laisse le dernier mot à l'écrivain Erwan Chartier, extrait de son ouvrage sur l'interceltisme.

Pour la première fois, la musique bretonne explose et séduit un public bien au-delà des frontières de la péninsule. L’enregistrement qui en découle fait d’ailleurs désormais figure de classique


 

Notes

1  botou koat ou botou coat : littéralement chaussures (botou) de bois (koat) désignent les sabots.

2  Telenn Gentañ : gentañ est une altération du mot vannetais kentañ qui signifie "premier". Par opposition à la harpe romantique médiévale, Telenn Gentañ peut être compris comme "harpe originelle"  dans ce contexte particulier.

3  Gwenn ha du : nom du drapeau breton, blanc (gwenn) et noir (du). Les orthographes peuvent différencier, d'une région à l'autre, le breton étant de transmission essentiellement orale.

4  Enor enor d'ar gwenn a-dhu : honneur ! honneur au "blanc et noir" !

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