Tina Turner - la première vie d'une Reine

Tina : 1,63 m de pure énergie, une bouche à bouffer le monde et sous la crinière de lionne un caractère d'airain.
Icone, légende, Reine du rock'n roll... Les superlatifs pleuvent tandis que la nouvelle fait le tour du monde : Tina Turner a définitivement quitté la scène le 24 mai 2023 (le 25 en Europe).

En relisant ce billet commencé en janvier 2021 dans la foulée de celui consacré à Ike & Tina Turner, j'ai réalisé à quel point l'un et l'autre étaient incomplets pour comprendre le phénomène Tina Turner.
En m'appuyant sur des dizaines d'articles, des interviews et de nombreux extraits des autobiographies de Tina, j'ai tenté de faire le tour des vies de Tina Turner.

The Queen of Rock'n Roll a eu deux vies (voire trois) indissociables les unes des autres.
Pour un hommage digne d'elle, il fallait bien deux chapitres !

"Les jeunes années d'une reine"

Contrairement au personnage de ce film¹, la jeunesse de Tina Turner est tout sauf glamour. En fait, dès son enfance elle apprend l'adversité.

Anna-Mae, les limites de la vie à Nutbush

Anna-Mae Bullock voit le jour dans la peu riante "ville" de Nutbush (Tennessee) le 26 novembre 1939 au sein d'une famille modeste.

Ses parents, Zelma Currie et Floyd Richard Bullock, sont descendants d'esclaves des champs de coton qui entourent le village. 
Chez les Bullock on est plutôt chiches pour ce qui est de l'affectif ! Papa Bullock, contremaître dans une plantation, est également le diacre de l'église baptiste du hameau.  Plus porté sur la bouteille et les torgnoles que sur les câlins, il emmène la petite Anna-Mae au temple où elle chante des gospels. Quant à Zelma, elle préfère fréquenter le honky tonk local où on écoute du blues en buvant du gin. Pour cette métisse afro-indienne, l'amour maternel est en option vis à vis de cette enfant non désirée. 

Dans une interview accordée à John Dingwall pour le Daily Scotland lors d'une tournée en Grande Bretagne en 2000, Tina Turner évoquera sa relation avec sa mère.

Ma mère ne m'aimait pas, c'était aussi simple que ça. Même quand j'étais petite, je savais qu'elle ne m'aimait pas.

C'est sans état d'âme que, lassée de prendre des coups, Zelma Bullock fait ses valises (1949) en laissant Ann Mae et sa sœur aînée aux "bons" soins de leur père. Moins d'un an après, celui-ci se remarie et abandonne définitivement ses filles chez leur grand' mère. 
Forcée de grandir très vite, Anna-Mae fréquente la  Flag Grove School de Haywood County. Elle partage ses loisirs entre la chorale de son église et le basket.

Quand en 1956 sa grand' mère décède, Anna-Mae rejoint sa mère et sa sœur partie avant elle, à Saint Louis (Missouri). Cette année là sera une année charnière dans la vie de la jeune fille.

Après des études d'infirmière, elle travaillera à l'hôpital Barnes-Jewish de Saint-Louis. Mais son rêve c'est de chanter et elle passe ses heures de loisir dans les clubs.

La première vie de Tina Turner

Bien qu'elle soit mineure, Anna-Mae découvre les clubs rock et R&B de Saint Louis, notamment le Club Manhattan où elle a ses entrées malgré son jeune âge : sa sœur Alline y est serveuse et parle à tous les musiciens de la passion de sa petite sœur pour la musique.

Le groupe Kings of Rhythm s'y produit régulièrement.
Un soir le batteur du groupe prend Alline au mot et colle un micro devant Anna-Mae. Le leader du groupe, un certain Ike Turner, accourt et lui lance "Je ne savais pas que tu pouvais chanter !".

A partir de ce jour, Anna-Mae rejoint régulièrement les Kings of Rhythm sur scène où elle assure le clou du spectacle sous le nom de "Little Ann". Tout le monde se réjouit pour Anna-Mae qui est aux anges.

Galatée du rock et Pygmalion du mal

Dans l'article consacré au duo, j'évoquais la formation de ce duo qui allait devenir mythique. Mais on ne peut évoquer la mémoire de Tina Turner sans parler du calvaire d'Anna-Mae.

Le début de l'emprise

Anna-Mae n'a pas encore rejoint le groupe officiellement mais déjà Ike commence à lui offrir robes et bijoux, bien éloignés du look petite fille modèle de "Little Ann". Il serait naïf d'y voir un élan de générosité : Ike commence à façonner Anna-Mae à l'image de son concept de la femme.
Il est fort probable qu'à ce moment là la jeune Anna-Mae y soit sensible voire reconnaissante.  Outre le fait qu'elle n'a jamais été gâtée dans sa jeunesse, Ike est aussi celui qui l'a accueillie quand, enceinte, sa mère la mise dehors en 1958. Comment Anna-Mae pourrait-elle se douter de ce qui l'attend ? L'emprise a déjà commencé.

"Little Ann" devient une marque déposée : Tina Turner

Quand "Little Ann" remplace au pied levé le chanteur du groupe pour enregistrer "A Fool in Love" en 1960, elle commence l'écriture du premier chapitre de l'histoire de Tina Turner. 

C'est un tube. Ike sait qu'il tient sa chanteuse et il ne veut pas la perdre.
Il trouve que le nom d'Anna-Mae Bullock n'est pas assez accrocheur sinon sexy. Dans son esprit déglingué, les choses sont simples et je ne peux m'empêcher de paraphraser les Évangiles "Tu es Tina Turner et sur ton nom je bâtirai mon succès". 
Anna-Mae découvre que quand le disque a été envoyé à une station de radio new-yorkaise, il est signé non pas The Kings of Rythm mais Ike and Tina Turner.

Mise devant le fait accompli, Anna-Mae pressent que Ike l'a piégée. Outre une association musicale, elle craint qu'en lui accolant son patronyme, Ike fasse d'elle une associée commerciale. Elle confie ses doutes à un des membres du groupe... qui s'empressera de les rapporter à Ike.
Sa réaction ne se fait pas attendre. Il la prend à part sous prétexte de discuter mais en fait il se victimise "Qu'est-ce que tu cherches à me faire ?!". Et tout dérape. Le baptême sera brutal, comme le raconte Tina Turner dans une longue interview accordée à Oprah Winfrey en 2013 :

Il a pris une chaussure en bois sur le porte-chaussures et m'a frappée à la tête, toujours la tête d'après mon expérience, et ça m'a vraiment fait mal. J'étais si choquée que j'ai commencé à pleurer. La réponse d'Ike a été de m'ordonner d'aller au lit. La dernière chose que je voulais était de faire l'amour, si on peut appeler ça comme ça.

Ce sont les premiers coups d'une longue histoire de violence.

Dans la foulée celle qui vient de devenir Tina Turner découvre qu'elle est devenue une marque déposée.
Plusieurs chanteurs se sont succédés avant elle qui ont finalement plaqué Ike Turner pour suivre une carrière solo, sitôt qu'ils avaient acquis une petite notoriété avec les Kings of Rythm. En déposant la marque "Tina Turner", d'une part il préserve le nom de sa formation car, si Anna-Mae partait, les chanteuses qui la remplaceraient porteraient cette "appellation contrôlée", mais surtout, Anna-Mae serait juridiquement dans l'incapacité d'utiliser ce pseudo après son éventuel départ.
Dans le même temps, il rebaptise le groupe qui devient la "Ike & Tina Turner Revue", les Kings of Rythm n'apparaissant plus qu'au titre de formation musicale, jusqu'à disparaître des affiches.

Les craintes d'Anna-Mae sont désormais avérées mais l'emprise n'est pas encore totale.

Tina Turner pour le meilleur et surtout le pire

Côté scène Ike et Tina c'est l'union parfaite.
Le talent musical indéniable d'Ike est porté par le talent vocal de Tina mais aussi une présence scénique naturelle et énergique qui, sous la houlette de son mentor, fait d'elle une bête de scène qui inspirera de nombreux artistes de rock dont Mick Jagger et qui fera l'admiration du King Elvis Presley. 
Hors de question pour Ike de perdre sa poule aux œufs d'or et pour être tout à fait sûr qu'elle ne s'envole pas, il va la baguer.

Un mariage sordide

A l'instar de nombreux bourreaux, Ike Turner est un manipulateur qui profite des fragilités de sa proie. Outre l'argument artistico-commercial, il met surtout en avant le conflit qui l'oppose à son ex compagne concernant la garde des enfants qu'il a eu avec elle. L'argument porte sur cette jeune mère célibataire et elle accepte tout en étant consciente de ce qui l'attend.

Ike et Tina en 1962 - Photo Michael Ochs

Cette union est tout sauf un mariage d'amour. 
Tina Turner l'évoquera dans sa deuxième autobiographie, My Love Story, sortie en octobre 2018 dont le Daily Mail révèlera les premiers extraits. Ils sont révélateurs d'une relation que la jeune femme subit alors qu'elle ne ressent aucune attirance pour son compagnon.

Ike n'était pas beau du tout et n'était certainement pas mon genre. [...] Je ne pouvais m'empêcher de penser "Mon Dieu, qu'il est moche !"

Ce mariage, en 1962, est une humiliation en soi, à cent milles lieues de ce que peut rêver une jeune femme !
Ike épouse Tina à Tijuana (Mexique) où après avoir expédié la signature des papiers, en guise de nuit de noces, il l'emmène dans un bordel dont il sera seul à apprécier les charmes. Tina Turner en gardera un souvenir traumatisant.

Je n'ai jamais, jamais, raconté cette histoire. J'étais trop embarrassée. (...) C'était si moche. J'étais désespérée, au bord des larmes, mais aucun moyen de s'enfuir. Nous ne pouvions partir avant qu'Ike ne soit prêt et il passait du bon temps.

En plus de sa pratique du bouddhisme, qu'elle découvre après sa tentative de suicide, Tina possède-t-elle une faculté de dissociation telle, qu'elle affrontera cette expérience, et les suivantes, pour continuer à avancer ?
C'est mon opinion car sinon il paraît presque inconcevable de survivre à tout ce que lui réserve encore son bourreau. Elle confiera d'ailleurs au Daily Mail comment elle a pu gérer cette situation.

L'expérience était si troublante que je l'ai supprimée, effacée et créé un scénario différent, un fantasme de fugue romantique.

La descente aux enfers

De 1960 aux débuts des années 70, le binôme, en pleine ascension musicale et scénique,  accumule les récompenses. La Ike & Tina Turner Revue écume les scènes, petites et grandes, où Tina enflamme le public plus pour son jeu de scène, déjà très énergique, que ses tenues encore sages, comme ici en 1965.

Elle n'est pas encore officiellement la "Reine" Tina mais les cris du public l'ont déjà sacrée.

Fin des années 60, Ike oriente le groupe vers un style musical plus rock. Cette évolution musicale s'illustre par une évolution scénique qu'Ike veut plus dans le style "revue". Fini le look sage : les jupes raccourcissent, les jambes de Tina sont mises en valeur dans des tenues qui annoncent ses looks à venir.

Amsterdam 1971-Photo par Gijsbert Hanekroot/Redferbs (Getty Images)

Sans rien vouloir enlever au talent musical d'Ike Turner, si le public se presse aux shows de la Ike & Tina Turner Revue, c'est pour voir Tina.
Le changement de tenue y est pour quelque chose  mais les prestations scéniques de Tina sont aussi plus explosives, comme pour compenser ses doutes quant à ses talents de chanteuse.
Robbie Montgomery² rapporte que Tina Turner estimait qu'elle n'était pas une "grande chanteuse", en se comparant par exemple à Diana Ross. Robbie Montgomery exprime le sentiment général : Tina est une bête de scène instinctive dont les prestations énergiques servent un chant "rude". "c’était une grande artiste live. Personne ne faisait ce qu’elle faisait".

Phil Spector : la reconnaissance d'un grand

En novembre 1965, les Turner participent au Big TNT Show avec Ray Charles, Petula Clark ou encore les Ronettes. Dans la salle du Moulin Rouge Club, sur Sunset Boulevard, à Los Angeles, un homme suit avec intérêt la prestation de Tina Turner. C'est Phil Spector³.
Alors qu'il travaille à la production du nouvel album des Turner "River Deep, Mountain High", il veut travailler seul avec Tina sur le single éponyme qui en sera extrait. 
C'est peu dire que l'idée est loin de plaire à Ike ! Tina devient l'objet de tractations financières dignes de maquignons entre les deux hommes. Ike accepte, moyennant 20 000 $, de quoi bien se "poudrer" le nez.

Contrairement à Ike qui lui impose son style, Phil Spector va adopter la méthode inverse : travailler à partir de la voix de Tina. La puissance de celle-ci, conjuguée à la méthode "Spector" qui amplifie le son donne un titre puissant aux sonorités différentes du son "Turner". 
Pour cette raison, le single et l'album rencontreront un succès relatif aux USA mais feront un tabac en Europe, plus ouverte à ces sonorités pop.

Pour Tina, cette expérience est tout simplement exceptionnelle.

Pour la toute première fois, elle est reconnue en tant qu'artiste à part entière, hors de la tutelle d'Ike. Pour la première fois quelqu'un lui donne l'initiative. Pour la première fois, quelqu'un - et pas des moindres- lui fait prendre conscience de la diversité de son talent.
Phil Spector a semé une petite graine qui mettra plus de dix ans à germer et près de vingt à éclore.

Mais en attendant ce moment, l'enfer attend Tina.

Coups, drogue et rock'n roll

Tandis que le groupe gagne en notoriété, au sein du couple Turner la violence gagne en puissance. Depuis les premiers coups en 1960 (voir plus haut), les violences tant physique que psychologique iront crescendo.
Plus d'argent signifie plus d'excès pour Ike Turner : sa consommation de drogue augmente, son discernement s'efface.
Il la brûle au troisième degré en lui jetant du café bouillant, il cogne. Comme un sourd.
Tina a le corps couvert de bleus. Son mari ne cherche même pas dissimuler sa violence, il cogne au visage. Certains soirs sur scène, Tina ajoute un nouvel accessoire à ses tenues : des lunettes de soleil, assez grandes pour cacher les coquards. Il ira jusqu'à lui fracturer la mâchoire. 
Après s'être bien défoulé, il lui impose des rapports sexuels que la jeune femme vit comme des viols.

Seule face à son bourreau, Tina encaisse. Il y a les enfants qui ne sont pas la priorité de Ike. Et elle n'a pas le choix : financièrement, elle ne possède rien en propre et ce que gagne le couple passe dans les excès de Ike.
Tina est seule et pourtant tout le monde sait. Tout le monde voit. Même les enfants.
Craig, le fils aîné de Tina, qui se suicidera en 2018, racontera plus tard :

Ike évacuait une grande partie de sa colère contre elle. La plupart du temps, il rentrait à la maison, l'emmenait dans la chambre et fermait la porte, et il y avait des cris.[...] 
Nous étions tellement pétrifiés que nous étions au lit avec les couvertures sur la tête. Une fois, il frappait ma mère, j'étais jeune, et il lui avait jeté du café brûlant. À ce moment-là, j'ai détesté cet homme pour le reste de ma vie, et je ne l'oublierai jamais, jamais.

Pourtant personne n'interviendra car c'est le succès du couple qui fait vivre tout le monde.

Même la mère et la sœur de Tina, Alline qui gère les Ikettes depuis le début, regardent ailleurs. Pire, un jour où Tina est venue se réfugier chez elle, la mère de Tina appelle illico Ike pour lui dire où est sa femme. Car pour Zelma Bullock, sa fille n'est rien sans le génie de Ike Turner qu'elle encense. Oublieuse de ce qu'elle- même a vécu pendant son mariage, Zelma n'aura jamais un mot ni un geste de réconfort pour sa fille.

De l'effondrement à la révolte

De l'envie de mourir...

Les concerts s'enchaînent, les coups aussi. Tina assure sur scène, Anna-Mae n'en peut plus.
Aux coups, aux viols, Ike ajoute l'humiliation de l'infidélité assumée : désormais deux autres femmes partagent le foyer dont une enceinte de ses œuvres.
Même pour cette époque où la condition des femmes, noires de surcroît, n'est qu'une vague vue de l'esprit, Ike Turner a complètement dépossédé Tina de sa personnalité, la considérant comme une machine à cash. Il l'appelle "mon million de dollars".

Alors, en 1968, Tina craque.
Elle demande à son médecin des pilules pour dormir. Définitivement.

Tout s'effondrait : mon statut, ma confiance, mon monde. Une nuit, juste avant un concert, je n'en pouvais tout simplement plus et j'ai avalé cinquante somnifères.

Sauvée in extremis, elle se réveille à l'hôpital où Ike vient lui rendre visite. Plein de compassion, il lui lance : "Tu aurais dû mourir, fille de pute !".

... vers l'émancipation

A peine remise, Tina reprend le chemin des studios et de la scène.
Si la Ike & Tina Turner Revue fait toujours salles combles et enflamme le public, au niveau des compositions le succès des débuts s'émousse et elles ne connaissent pas le succès attendu.

En 1969, la nomination de Tina aux Grammy Awards solo pour sa performance vocale dans la catégorie R&B, sur le titre The Hunter, est une reconnaissance de son talent personnel.

Au début de l'année 1971, le couple ajoute à son répertoire une reprise du groupe CCR , Proud Mary, écrit en 1969.
Si à l'origine c'était déjà un tube, ce n'est rien par rapport à la dimension quasi universelle que lui donne les Turner, puis Tina en solo et qui propulsera John Fogerty au sommet des compositeurs rock (sans parler des droits d'auteur !). 

Les arrangements rock, la voix additionnelle très blues d'Ike et la performance de Tina font de Proud Mary le plus gros tube des Turner. Le titre se hisse à la 4^ème place des charts US en mars 1971 et remporte un Grammy Award pour la performance vocale dans la catégorie Duo et Groupe. Proud Mary restera un titre incontournable des shows de Tina jusqu'à la fin de sa carrière live.

Los Angeles-12 mars 1976. Photo par Michael Ochs Archives/Getty Images

En privé, le cauchemar continue pour Tina pourtant quelque chose à changé.

Le fait qu'elle ait réchappé à sa tentative de suicide a ancré une certitude dans son esprit :

[...] je n'ai jamais réessayé parce que je suis sortie des ténèbres en croyant que j'étais faite pour survivre. J'étais là pour une raison

Grâce à l'argent rapporté par Proud Mary, Ike Turner agrandit le studio d'enregistrement qu'il a monté en 1970, Bolic Sound, Bolic en référence à Bullock, le nom de jeune fille de Tina. 
Dans ce studio réputé pour être un des mieux équipés au monde, se succéderont des pointures telles que Paul McCartney, George Harrison, Duane Allman (des Allman Brothers), Little Richard et Frank Zappa.
Le but assumé d'Ike Turner est aussi, surtout, de coacher de jeunes artistes et de leur offrir une structure plus libre en terme de création dans un univers commercial et verrouillé.
Parmi ces jeunes artistes, il y a une chanteuse qui se lance dans une carrière solo... une certaine Tina Turner.

Je ne résiste pas au plaisir de partager avec vous une image presque intimiste de Tina Turner, en session d'enregistrement, dans cet extrait du documentaire Ike & Tina On the Road, tourné entre 1971 et 72. Cet extrait annonce déjà ce qui motivera les choix musicaux de la future Reine Tina Turner.

 Un studio symBolic pour Tina Turner

En 1973 Ike et Tina enregistrent ce qui sera leur dernier tube : Nutbush City Limits.

Composé et écrit par Tina, le single, extrait de l'album éponyme, Nutbush City Limits se classe 22^ème aux USA. En Europe, le titre fait un carton se plaçant dans les cinq premières places des hits. Vendu à plus d'un million d'exemplaires, Nutbush City Limits vaut au couple de recevoir le premier Golden European Record Award qui récompense les artistes américains pour les meilleures ventes en Europe.
Au delà du succès commercial, ce titre très personnel où Tina évoque avec un brin d'ironie son village natal qui n'a rien d'une "city" revêt une importance particulière : il est le premier signe que Tina pourrait exister sans Ike.

Tina va faire un autre petit pas sur la route de son émancipation.
En 1975, elle partage l'affiche avec Roger Daltrey, l'emblématique chanteur des Who, pour ses premiers pas d'actrice dans la comédie musicale Tommy. Elle y incarne une "Acid Queen" bien déjantée et flippante, dans un registre très rock.

C'est au Bolic Sound studio que Tina Turner enregistre ses deux premiers albums solo, où Ike ne sera crédité que pour les arrangements et les voix additionnelles.

 Tina Turns the Country On sort en août 1974.

Comme l'indique le jeu de mot sur "Country", Tina y reprend des titres country, signés Bob Dylan, PJ Morse, Dolly Parton, Gary White, Kris Kristofferson ou encore Olivia Newton John.

Les rares media qui en parlent sont plutôt élogieux.
En 1975 Tina Turner sera nominée aux Grammy Awards, catégorie meilleure prestation vocale R&B féminine.
Pourtant le succès ne sera pas au rendez-vous. A ce jour, Tina Turns the Country on n'a pas été réédité en CD.

 

Le deuxième album sort dans la foulée du succès de la comédie musicale Tommy. et est intitulé Acid Queen, 

La face A reprend de grands titres pop rock des Rolling Stones, des Who et de Led Zeppelin.
La face B comporte quatre titres signés Ike et Tina Turner dont ce qu'on considère comme leur dernier succès R&B, Baby Get It On.
Cet album fera l'objet de rééditions mais, objectivement, lors de sa sortie, on est très loin des succès du duo à ses débuts. Comme un chant du cygne ?

Ike & Tina : la fin d'une légende

Même si le tout début des années 70 a vu pâlir l'étoile discographique du duo au ciel des charts, la Ike & Tina Turner Revue reste une valeur sûre qui fait toujours vibrer le public qui se rend nombreux dans les salles où elle se produit.

"En temps voulu, je partirai."

En 1975, Ike s'enfonce de plus en plus dans ses addictions. Défoncé quasiment en permanence, il fait vivre l'enfer à tout le monde, y compris aux promoteurs de concerts.
Il sniffe tellement qu'il se perfore la cloison nasale. Les douleurs sont si insupportables... qu'il se refait des lignes pour ne plus les sentir !
En 1976, le musicien n'est plus que l'ombre de lui-même au point que les annulations de concerts se multiplient. Les tourneurs ne lui font plus confiance et veulent récupérer leur argent. Dans les rangs des Ikettes, les désillusions font souffler le vent de la désertion.
Mais loin de ces basses considérations, Ike se consacre de plus en plus au Bolic Sound et nourrit de nouvelles ambitions. En juillet, il fait part à Tina de son projet d'un contrat avec une nouvelle maison de disques, pour un montant de 150 000 $ (soit env. 802 000 $ actuels).

Les dernières scènes du couple

En 1976, Tina n'en peut plus !
Quand le couple n'est pas sur scène, elle se retrouve seule dans leur maison d'Ingelwood pour assumer son rôle de mère. Quand ils sont ensemble, ça vire au match de boxe car désormais Tina rend les coups.
Car Tina a perdu ses illusions.
Elle tenait grâce au bouddhisme, grâce à la conviction que quand le succès serait au rendez-vous, elle pourrait partir. Mais l'emprise d'Ike et l'implication financière dans laquelle il l'a assujettie sont des chaînes robustes.

Paris - août 1975 - Photo by Daniel SIMON/Gamma-Rapho

Il ne lui reste guère que l'espoir de voir s'accomplir la prédiction de Jenny, une voyante rencontrée en 1960, qui lui avait prédit qu'un jour elle vivrait en Europe où elle rencontrerait l'amour avec un homme qu'elle épouserait.

Dernière scène musicale

La Ike & Tina Turner Revue donnera son ultime show sur la scène du Magic Mountain de Valencia en Californie, une fois de plus sans honorer toutes les dates prévues du 29 juin au 2 juillet 1976. 
En montant dans l'avion qui amène tout le monde à Dallas pour un nouveau concert, personne ne se doute alors que la Revue vient de vivre son dernier jour.

Dernière scène de ménage

Même si il m'a été impossible de retracer une chronologie précise des évènements entre les 2 et 4 juillet, la lecture de divers témoignages permet d'en faire l'historique, et le moins qu'on puisse dire, c'est que ce furent près de quarante-huit heures de pure violence.
Il est plus que probable que, outre les annulations de concerts à Valencia, ce soit le futur contrat avec la maison de disques Cream Records qui ait mis le feu aux poudres. Ike doit signer dans la première semaine de juillet, liant Tina pendant encore cinq ans, physiquement et financièrement.

Probablement dans la nuit du 2 au 3 juillet, le couple quitte la Californie pour rejoindre Dallas (Texas) où ils doivent donner un concert le 5. Il y a plus de treize heures de vol et elles vont être éprouvantes pour tout le monde : une dispute éclate qui va virer à l'invective de plus en plus virulente entre les Turner.
Le trajet en limousine entre l'aéroport et le Dallas Statler Hilton ne les calme pas, bien au contraire ! Ils en viennent aux mains et aux gifles, Tina répond en le griffant et le bourrant de coups de pieds.
Ce sont deux chiffonniers, couverts d'hématomes, de griffures et ensanglantés, qui se présentent à la réception du Dallas Statler, sous les regards effarés des témoins !

L'évasion de Tina

Épuisé, Ike s'endort finalement comme une bouse sur le canapé de la suite.
Tina attrape son sac, prend quelques affaires de toilette indispensables et se rue hors de la suite. Pour brouiller les pistes, elle emprunte les couloirs réservés au personnel qui la conduisent jusqu'à une sortie de service.
Après une course éperdue à travers des ruelles inconnues, elle atteint l'Interstate 30 qu'elle traverse pour atteindre l'hôtel Dallas Ramada Inn(aujourd'hui hôtel Lorenzo).
Elle n'a sur elle que 36 cents et une carte essence mais devant l'état tuméfié de la jeune femme et son état de panique, la direction la met gracieusement à l'abri dans une chambre. 
Pendant toute la nuit, le personnel se relaiera devant sa porte pour la protéger d'une éventuelle irruption d'Ike.

Cette fuite éperdue pour sa survie met fin à seize ans de calvaire. Elle met aussi fin à la success story d'un couple qui, soixante-trois ans après, laisse une empreinte indélébile dans l'histoire musicale contemporaine.
Tandis que Tina se repose dans sa chambre, personne ne peut se douter que cette femme abîmée et amaigrie entrera dans la légende du rock.

Vous pouvez retrouver leurs succès audio dans l'article consacré à l'ère Ike & Tina Turner Revue.

Mais pourquoi se priver du spectacle de cette femme indomptable tandis qu'elle enflamme la scène en 1973, pas encore totalement démolie ?
Et je vous donne rendez-vous en juillet pour la seconde partie consacrée à la vie de celle qui reste la Reine du Rock.

 

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1↑ : film autrichien d'Ernst Marischka, sorti en 1954, narrant l'accession au trône d'Angleterre de la jeune Victoria, incarnée par Romy Schneider.

2↑ : Robbie Montgomery, Ikette et amie de Tina Turner, pour Rolling Stone.

3↑ : Phil Spector est un des plus grands producteurs américains, notamment grâce à ses techniques d'amplification du son. Dans les années 60, il est le Midas de la chanson : tout ce qu'il produit devient un tube. Son premier échec sera la prod de l'album River Deep, Mountain High d'Ike & Tina Turner.
Psychologiquement désaxé, il mourra en prison en 2021, après avoir écopé d'une condamnation de 15 ans pour l'assassinat de Lana Clarkson.