23 septembre, 2022

Alla Pugacheva : la Star et le dictateur

Tandis que la moitié de la population du Globe suivait les funérailles d'Elizabeth II, une autre moitié faisait sa vie, qui profitant du soleil, qui en partant à la pêche et d'autres encore qui cherchaient ailleurs un medium qui s'intéresse à ce qui se passait de par le vaste monde, loin de Londres.

Et on n'a pas été déçu !

Car tandis que le gratin mondial se recueillait devant le royal cercueil, d'autres déterraient des corps dans une forêt ukrainienne, un autre se prenait un coup de grisou public dans un pays où la tradition et la survie imposent de fermer sa gueule.

Et un nom tombait sur les prompteurs : Alla Pugacheva.

 

Alla Pugacheva la patriote contestataire

De ce côté-ci de ce qui fut le Rideau de Fer, elle est peu connue. Mais son nom est connu dans les pays russophones et ceux qui connurent l'influence soviétique.

Alla Pugacheva (prononcer Pougatcheva) est, sans exagération, un monument de la culture russe et elle est également l'incarnation de la grandeur russe du temps de l'URSS.

La "Prima donna" slave

Née le 15 avril 1949 à Moscou, Alla Pugacheva est attirée par la musique dès son plus jeune âge et elle n'est encore qu'une écolière quand elle se lance. Elle fait ses armes avec de nombreux groupes locaux puis se lance enfin en solo en 1965.
A dater de ce moment, elle ne quitte plus la scène.

C'est une bûcheuse et une stakhanoviste de la scène ! Entre l'Intervision (équivalent de l'Eurovision mais pour les pays du bloc de l'Est y compris l'Organisation de Coopération de Shangaï -hé oui ! Déjà !), l'Eurovision, les scènes internationales des USA à l'Australie en passant par le Japon, elle est partout !

Elle fera également une scène, retransmise à la télé russe avec Joe Dassin.

En terme de chiffres, c'est 250 millions d'albums vendus dont  certains remixés et chantés en anglais.

Pour trouver des équivalences plus proches de nous culturellement, Alla Pugacheva c'est Piaf, Johnny Hallyday réunis pour ce qui est du degré de popularité. Pour la représentation patriotique ce serait Mireille Mathieu à l'époque de de Gaulle, en moins idolâtre.
Mais même ces comparaisons ne sont qu'un pâle reflet de ce qu'elle représente, en Russie et ses ex satellites, elle est la Prima donna !

Malgré une vie privée tumultueuse et un choix de maris, parfois bien plus jeunes, qui lui ont parfois valu les quolibets de la presse, elle incarne, si on en croit le webzine ukrainien Hvylya, l'archétype d'une vision maternelle de l'URSS et de la période post soviétique. C'est une mega star de la Pologne aux confins de la Sibérie.

En 1991 elle est sacrée "Artiste du Peuple de l'URSS".

Elle sera reçue à plusieurs reprises par les occupants du Kremlin, y compris par Vladimir Poutine. 

 

Du silence à l'opposition ouverte

Alla Pugacheva a traversé l'histoire de l'URSS et de la Fédération de Russie avec sérénité bien que n'ayant pas la langue dans sa poche quand il s'agit de donner son opinion. Elle est si iconique aux yeux du public qu'elle est quasi intouchable.
A l'occasion, elle n'hésite pas à braver certains interdits comme lors de la catastrophe de Tchernobyl où, nonobstant l'opposition des autorités, elle donnera un concert pour encourager les "nettoyeurs" de la centrale.

Elle n'a jamais fait grand mystère du peu de sympathie et d'estime qu'elle nourrit à l'encontre de Poutine mais, bien que ne soutenant pas l'annexion de la Crimée ou la présence des forces russes dans les oblasts du Donbass en Ukraine, elle n'était jamais entrée en opposition ouverte contre sa politique.

Une allusion passée inaperçue


La chanteuse et son mari, Maxim Galkin, chanteur, comédien, présentateur TV et humoriste, ont quitté la Russie pour Israël début mars avec leurs deux enfants de 9 ans, sans préciser ni la durée, ni les raisons de leur départ.

Pour les observateurs, la principale raison serait l'opposition à la guerre décidée par Poutine.
Le fait est que lors d'interviews ou de ses spectacles, Maxim Galkin critique cette invasion. Il va encore plus loin en dénonçant publiquement les massacres de Butcha et en déclarant que cette guerre ne repose sur aucune justification.

La réaction ne se fait pas attendre : Galkin est persona non gratta à la TV russe et ses contrats publicitaires sont suspendus.
Hors de portée (quoique) des sbires du Kremlin, Galkin persiste et signe.

Le 3 septembre, lors des obsèques,  de Mikhaïl Gorbatchev, dernier dirigeant de l'URSS et initiateur de la Perestroïka, Alla Pugacheva est une des rares personnalités présentes.
La Prima donna publie un petit hommage sur Instagram et une phrase sibylline échappe aux observateurs occidentaux.

[Mikhaïl Gorbatchev] rejetait la violence comme moyen de politique et de maintien de son pouvoir

 Je ne vise personne, suivez mon regard...

L'icône et le dictateur

"L'opération spéciale" que Poutine voyait comme une guerre éclair qui mettrait l'Ukraine à genoux en quelques jours est un échec personnel pour le maître du Kremlin, désormais lancé dans une dangereuse marche en avant vers une guerre totale, bien qu'elle ne soit toujours pas déclarée.

Depuis le début septembre, la Douma vote le durcissement drastique des lois sanctionnant toute opposition au régime et préparant la mobilisation "partielle".
Personnalités et organisations qui seraient seulement soupçonnées d'un début d'opposition sont désormais mises au ban de la société russe en étant inscrite sur une liste infamante "d'agents de l'étranger".
La déclaration de Dimitri Peskov (porte parole du Kremlin) qui vise directement son époux, et l'inscription de ce dernier sur la liste des "traîtres" fait sortir la diva du silence qu'elle observait jusque là.
Venue à Moscou pour régler quelques affaires, à des journalistes qui lui demandent la raison de sa venue, elle déclare mi-figue mi raisin venue mettre personnellement sa main au travers du museau de Peskov.

Elle renchérit en affirmant son soutien total à son mari. Et elle le poste sur Instagram.

Je suis solidaire avec mon mari, une personne honnête, intègre et sincère, un véritable patriote russe, incorruptible, qui souhaite que sa patrie prospère et vive en paix [...]
Je vous demande de me classer parmi les agents de l'étranger

Elle aurait pu s'arrêter là, ce qui n'aurait eu qu'une portée très limitée voire quasi nulle auprès de l'opinion publique au sein de la Fédération de Russie.
Mais elle ajoute :

[mon mari souhaite] la fin de la mort de nos garçons pour des objectifs illusoires qui font de notre pays un paria et pèsent sur la vie de nos citoyens

Dès sa parution le 19, ce message a été vu par des dizaines de milliers d'internautes russes (je n'ai pas de chiffre plus récent). Le compte Instagram de la Pugacheva compte 3,5 M d'abonnés.

Un message sans équivoque

On peut s'étonner que ce message n'ait pas été immédiatement bloqué mais, très habilement, la chanteuse n'utilise aucun mot susceptible d'être détecté par les bots (tels "guerre", "soldats", etc).

Et pourtant, il est à plusieurs détentes.
Cette mère de famille de 73 ans  (qui a des grands enfants) n'oublie visiblement pas l'importance des mères russes quand elles se mettent en mouvement (elles obtinrent la fin de la guerre en Afghanistan) et dit clairement ce que les autorités russes minimisent : la mort des soldats mais sans le dire.
De même elle recadre la responsabilité du pouvoir dans l'isolement du pays.
Pire, elle dénonce des "objectifs illusoires" qui sont brandis et exploités pour flatter le patriotisme : le retour à la puissance territoriale de l'ère soviétique.

A 48 heures de la mobilisation "partielle", c'est une bombe à fragmentation pour Poutine car, comme je l'explique plus haut, Alla Pugacheva est l'incarnation même de cette grande Russie et son public majoritaire, ce sont les parents de ceux qu'on rafle actuellement au sortir des facs, des métros et des usines et les nostalgiques de la grandeur de l'URSS.

Un symbole devenu mondial

Ce message a fait le tour du monde, dans le public comme dans les media.
Dans certains pays de la Fédération de Russie, il a fait mouche auprès de mères qui s'opposeront physiquement aux sbires de Moscou, comme au Daghestan.

Même ceux qui comme moi ne connaissaient pas l'artiste connaîtront désormais son nom et, même si son rôle n'est pas celui d'une Joan Baez lors de la guerre du Viet-Nam, elle restera aux yeux de l'opinion publique mondiale celle qui a enfoncé un coin dans la popularité de Poutine.

Il serait exagéré de prétendre qu'elle incarne la résistance au gouvernement mais il est incontestable que son message, à quelques heures de l'annonce de l'envoi de chair à canons fraîche en Ukraine et qui contrairement à ce que promettait Poutine aux mères russes en mai, ne touchera pas que les militaires de métier, est pour beaucoup dans les premières manifestions que l'on voit depuis quelques jours.
Elle a réussi là où les oppositions politiques (timides) ont échoué, mettre en lumière les délires et les mensonges du Kremlin.

Elle confirme que les artistes ont un rôle non négligeable en terme d'opinion publique et ce avec d'autant plus de mérite quand c'est au sein de régimes où toute prise de parole est un risque.

Mais n'oublions pas qu'avant toute chose elle est une grande artiste et qu'elle reste la "légendaire superstar" de la pop comme l'appellent les Pet Shop Boys qui ont salué son courage.

A 70 ans la Pugacheva n'a rien perdu de son talent, ni de sa gnaque.

 

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