Boby Lapointe - le chanteur savant

Dans la vie il y a des clichés qui ont la peau dure et qui malgré le temps qui passe et des mœurs qui [en théorie] évoluent, restent encore vivaces.

Ainsi, on est soit littéraire, soit matheux.
Alors on sera soit artiste, soit savant. Quant à être un fantaisiste ou un acteur, autrement dit un "saltimbanque" voilà qui n'arrive qu'à ces rêveurs de littéraires ! Les maths, ça c'est du sérieux !

Le cliché est si vivace qu'on en oublierait presque que certains artistes firent de brillantes carrières scientifiques avant de monter sur les planches.

Injustement oublié, le plus foutraque d'entre-eux est incontestablement Boby Lapointe.

Photo S. Wiezniak pour Universal Music France Gamma Rapho

Estimant que mon article initial de février 2020 ne rendait pas vraiment justice à ce génie injustement oublié, je remets mon ouvrage sur le métier pour vous faire redécouvrir cet Ovni artistique.

Le "loufoque" enfant de Pézenas

Un matin du 16 avril 1922, à Pézenas (Hérault) naît Robert Jean-François, Joseph, Pascal dit : Boby. Lapointe.

Il partage son enfance heureuse sur la propriété viticole de ses parents, et sa bande de copains avec qui il partage ses jeux et ses tours pendables dans les rues de la ville.
Son père, originaire de Lorraine, est mélomane et cultivé. C'est probablement de ce père qui adore manier la boutade que Boby tiendra son sens du calemboour.
Il s'avère doué pour les études et s'il est doué pour la littérature il montre une très nette appétence pour les mathématiques.
L'élève est doué et le garçon fantasque, ce qui n'échappe pas à ses enseignants.
Dans son ouvrage Chansonbricole, Boby Lapointe livre cette anecdote : au collège, un de ses professeurs de français lisait à la classe les devoirs de l'élève Boby Lapointe. Un jour il conclue sa lecture en disant

Vous écrivez bien, quoique vos idées soient complètement loufoques.

 La fin de la troisième décennie fait entrer la TSF¹ dans les foyers et pour les plus modernes, le tourne-disques ou pick-up remplace le gramophone.
Pour le jeune Boby, c'est une révélation ! Ses idoles sont Mireille, le duo Pills et Tabet ou encore Charles Trénet, artistes qui tricotent les mots avec talent.
Il prend des cours de solfège et apprend le violon, estimant son niveau avec lucidité :

Le violon, de deux choses l’une, ou tu joues juste, ou tu joues tzigane. Moi, je n’ai pas tellement le choix, je joue tzigane. Y’en a qui prétendent que le violon ne supporte pas la médiocrité ! C’est faux ! Le violon supporte la médiocrité, c’est ceux qui écoutent qui ne la supportent pas.

Il griffonne jeux de mots, calembours et trompe-oreilles pour d'éventuelles chansons à venir mais passionné de mathématiques et d'aviation il se consacre d'abord à ses études.
Il décroche son bac "Math élem" et entre dans un lycée de Montpellier pour préparer ses concours d'entrée dans deux grandes écoles supérieures, l'École Centrale et Supaéro (devenue Isae-Supaéro) ou il est reçu.
En 1941 il met au point une invention qui n'intéressera personne, l'embrayage automatique.

Réfractaire au STO mais pas à l'humour

Mais patatras ! L'invasion allemande oblige Boby Lapointe à suspendre ses prometteuses études.
En 1942, suite au débarquement en Afrique du Nord, les Allemands rompent l'accord avec Vichy et entrent en "zone nono" (pour zone non occupée) qui dépendait jusque là de son "autorité".

En 1943 Boby Lapointe est réquisitionné pour le STO (Service du Travail Obligatoire) et envoyé à Linz en Autriche. Il s'en évade par deux fois. Traqué, il finit par rejoindre son Midi natal mais il est recherché par les soldats allemands. Jeune homme athlétique, il se planque à la Ciotat où il devient scaphandrier.
Pour échapper aux Allemands durant sa cavale, il changera souvent d'identité dont une restée fameuse où il prend le pseudo de... Robert Foulcan !

C'est vraiment durant cette période qu'il va développer son goût pour l'écriture. Poèmes, traité sur les calembours mais surtout chansons, le jeune auteur laisse libre cours à son amour des jeux de mors, calembours et autres contrepéteries.
A Juan-les-Pins il rencontre les Frères Jacques à qui il propose ses textes. Pourtant réputés pour leurs chansons aux textes décalés, ceux-ci déclineront son offre, probablement un peu par la complexité des paroles que leur propose le jeune homme.

En décembre 1946 il épouse Colette Maclaud avec qui il aura deux enfants.
En 1951 il publie à compte d'auteur Les douze chants d’un imbécile heureux, chansons qu'il espère proposer à d'autres artistes,comme les Frères Jacques. Parmi ces texte, Le Poisson Fa ou celui-ci, au titre impossible Étranges propos d’un réveil chromé qui deviendra Ta Katie t'a quitté.

Paris, les galères et la scène

La famille Lapointe quitte le sud en 1952, direction la capitale. Boby et Colette prennent des cours de chant et de comédie.
Si Boby rêve toujours de présenter ses chansons à d'autres interprètes, ensemble ils les rodent sur les scènes de Montmartre.
Mais il faut vivre et ils ouvrent un commerce de bonneterie et layette tandis que Boby démarche éditeurs et chanteurs. La boutique périclite jusqu'en 1954 Boby Lapointe enchaîne les petits boulots, vendeur, serveur, livreur, électricien ou installateur d'antennes TV.

En 1954 son chemin croise celui de l'accordéoniste et compositeur de Bourvil, Étienne Lorin. Ce dernier conseille une chanson à Bourvil, alors en plein tournage du film Poisson d'Avril de Gilles Grangier. Il s'agit d'une chanson de Boby Lapointe, Aragon et Castille.
Le film est un échec, la chanson est vite oubliée mais la porte s'est enfin entrebâillé pour que Boby Lapointe entre dans le monde du spectacle.

En attendant, il faut faire bouillir la marmite !
Les petits boulots s'enchaînent et le couple n'y résiste pas. En 1956 les enfants sont confiés aux grands parents Lapointe et le couple divorce officiellement le 28 avril 1956.
Il se met à son compte, toujours dans l'installation d'antennes, radios etc. mais il persévère dans l'écriture. On est en 1958 et il compose et enregistre des chansons plus sentimentales à destination d'interprètes féminines mais aussi pour un nouveau cabaret qui vient d'ouvrir, Le Cheval d'Or.

Boby Lapointe tire le bon Cheval

Source Le Petit Journal-Crédit BB34

De guerre lasse, en 1959, puisqu'on ne veut pas de ses chansons il prend la décision de les interpréter lui-même !
Depuis son ouverture l'année précédente, Le Cheval d'Or est devenu un cabaret renommé.
En décembre, Boby Lapointe y décroche un petit tour de chant de quatre chansons. Cela va pourtant marquer un tournant décisif pour lui.

Ce petit tour de chant lui mettra le pied à l'étrier, et pas seulement dans le monde de la chanson.
Le bonhomme est vite remarqué.
On ne peut pas louper sa carrure d'athlète, son air malicieux qui vient éclairer son visage bourru. Sa façon particulière de chanter et son répertoire font le bonheur du public du Cheval d'Or. Et dans ce public, il y a du beau linge.
Boby Lapointe y rencontre Anne Sylvestre, Raymond Devos et surtout Georges Brassens avec qui Boby Lapointe noue une authentique amitié à vie.

Parmi le public, un autre homme remarque le chanteur : c'est François Truffaut. Il est en pleine préparation de son prochain film, Tirez sur le pianiste, dans lequel Charles Aznavour joue le rôle d'un pianiste de bar. Truffaut engage Boby Lapointe afin qu'il joue le rôle d'un chanteur accompagné par le pianiste. Ce dernier interprète deux titres, Framboise et Marcelle.
Les jeux de mots, le débit et le phrasé de Lapointe sont si particuliers que le réalisateur décide de... le sous-titrer ! A la sortie du film en 1960, la presse fait le buzz en l'appelant "le chanteur français sous-titré".

Les 60's : Boby à Lapointe du succès

Alors qu'il installait des antennes de télévision, Boby Lapointe va faire une rencontre qui changera sa vie mais à ce moment là, il l'ignorait : son client, c'est Philippe Weil.
Entre les deux hommes le courant passe bien et une relation s'installe.

Philippe Weil vient à Levallois-Perret sur le tournage de Tirez sur le pianiste. Philippe Weil a succédé à Boris Vian au poste de directeur artistique de la maison de disques Fontana. Boby Lapointe l'invite à venir le voir au Cheval d'Or où il est devenu l'attraction principale.

Une carrière brève mais intense

Philippe Weil est enthousiasmé par la performance de l'artiste et le 27 janvier 1960 il lui fait signer son premier contrat.
Les deux premiers mois, il le fait engager aux Trois Baudets, un des plus fameux cabarets parisien. Le public est enthousiasmé et les media découvrent cet artiste hors normes.

Alain Goraguer

Pour accompagner Boby Lapointe et s'occuper des arrangements, Philippe Weil fait appel à Alain Goraguer.
Le choix n'est pas anodin.
Pianiste de jazz, compositeur, Alain Goraguer est également un arrangeur talentueux. Sa collaboration avec un autre déjanté de la chanson, Boris Vian, avec qui il composera certains succès, en fait un partenaire tout désigné.
La collaboration entre les deux hommes durera dix ans.

Un premier 45 T, puis un EP cinq titres révèlent enfin au grand public le talent décalé de Boby Lapointe.
Il est diffusé à la radio et invité des plateaux télé, notamment chez un autre déjanté du PAF, Jean-Christophe Averty.

Mais c'est sur la scène que se tévèle tout son talent. Avec son physique de sportif, il a une présence et son jeu de scène est en phase avec son répertoire, décalé et atypique.
Les tournées s'enchaînent à un rythme infernal, en France mais aussi en Suisse, en Belgique. Il assure les premières parties de celui qui restera un ami indéfectible, Georges Brassens, ou encore d'un autre ami et admirateur, Pierre Perret, Jean Ferrat à l'Alambra pour un spectacle signé Jean-Christophe Averty.
En 1965, le tout puissant Lucien Meurisse (Europe 1) l'engage en vedette anglaise² des Rolling Stones.

Entre deux tournées, il écume la scène des cabarets. Inattendu, on le verra au Crazy Horse dans un striptease particulier, Les Stripteasers Croque-Morts, avec Roger Marino qui pendant 17 ans y assurera des spectacles visuels.

Au niveau personnel, une nouvelle femme entre dans la vie du chanteur, Simone Triadou, dite Manouchka; auteure de chansons (Juliette Gréco, Marcel Amont). Il l'épouse le 26 août à Saint Tropez.

Incidents de parcours

En 1962 Boby Lapointe qui doit tout au music-hall se lance à son tour dans l'aventure.
Il ouvre son propre café-concert; Le Cadran Bleu où il monte un spectacle, le Show froid de volaille. Mais il n'a décidément pas la fibre entrepreneuriale et, une fois de plus, c'est la faillite et il est obéré de dettes.
Son fidèle ami Georges Brassens l'aidera à les éponger et lui trouvera des petits boulots en complément.

Printemps 1965 il est grièvement blessé dans un accident de voiture. Brassens est encore là qui organise un gala de soutien.

Années 70 - Lapointe émoussé

Bony Lapointe enchaîne les scènes jusqu'en 1972. Mais la fin des 60"s voit l'inexorable montée du mouvement yéyé et un bouleversement culturel.

Nous sommes en 1966 et Boby Lapointe doit lui aussi affronter cette nouvelle vague, d'autant que comme on l'a vu plus haut, il doit affronter certaines difficultés.
Parmi les amis sur qui il peut compter, Lucien Meurisse qui voue une réelle admiration à cet artiste hors normes.
Ce faiseur (et briseur à l'occasion) de stars va mettre son poids dans la balance pour relancer la carrière discographique de Boby Lapointe. Il le signe sous le label qu'il vient de créer, Disc'AZ.
Trois EP naîtront de cette collaboration. Un titre rencontrera un réel succès, Le Saucisson de Cheval, remis aux goûts du jour avec des arrangements plus pop signés Michel Colombier.

Joe Dassin, l'ami d'après les derniers jours

Au tout début des 70's, alors qu'il se produit au Port du Salut, il rencontre un jeune admirateur, un jeune artiste qui entame son ascension dans les hits parade, Joe Dassin.
Entre les deux hommes le courant passe tout de suite et une amitié se noue.

Boby Lapointe organise une rencontre autour d'une bonne table : il fait se rencontrer le jeune homme et Georges Brassens que Joe Dassin admire profondément.
C'est un moment magique et vrai pour Joe Dassin que déjà le monde factice du showbiz écœure. Il en restera reconnaissant jusqu'au bout.
Il décide de produire son ultime album Comprend qui peut qui sort en juillet 1970 sous le nouveau label de Lapointe, Fontana/Philips. Joe Dassin sera discrètement crédité.
La pochette; signée par le peintre naïf Maurice Ghiglion-Green va devenir la représentation la plus emblématique du chanteur. Les illustrations du livret sont signées Charles Wolinski.

 Joe Dassin embarque son ami sur sa tournée³ pour la promotion de l'album.

L'amitié et l'admiration de Joe Dassin s'exprimeront même après le décès de Boby Lapointe. En 1975 il pèse de tout son poids de vedette auprès de Philips pour que le label sorte une intégrale de ce dernier. Celle-ci sortira le 16 avril 1976 en un coffret de quatre 33 T et sera rééditée en version CD en 1998.

 L'ultime combat de Boby Lapointe

La vague yéyé n'est pas le pire que doit affronter Boby Lapointe. A partir de 1971 il affronte un cancer du pancréas qui le ronge et l'affaiblit.
Mais ce gaillard si solide ne lâchera rien.

Il fait sa dernière apparition télé en octobre 1971 dans l'émission La Lanterne Magique de Christophe Izard, en compagnie de Dani, Michel Fugain, etc.
On oublie souvent que ce chanteur farfelu fut aussi un acteur qui de 1960 à 1971 tourna avec les plus grands, dans un registre dramatique ; Les Choses de la vie, Max et les Ferrailleurs, Les Assassins de l'ordre et La Veuve Couderc.

S'il n'est plus question d'écumer les cabarets, il part encore en tournée (Michel Delpech, Moistaki). C'est avec un autre admirateur et grand ami qu'il fait son ultime apparition en public, à Bobino de décembre 1971 à début janvier 72. Ce que le public ne verra pas, c'est le lit de camp en coulisses où il est contraint de prendre des pauses.

Avec Pierre Perret - Musée Boby Lapointe à Pézenas

 

Épuisé par son ultime tour de chant à Bobino, il part se reposer à Pézenas. Il n'y reste pas inactif.
Cet homme de sciences rédige un essai visionnaire et déjà inquiet sur l'écologie et l'état de la planète.

Il a 50 ans quand le 29 juin 1972 il jette l'éponge. Il est inhumé au cimetière de Pézenas où ses parents le rejoindront.

Boby Lapointe, l'héritage d'un homme de sciences

Alors que certains artistes disparaissent de leur vivant, Bobty Lapointe connait vraiment la gloire à titre posthume.

Parfois qualifié de chanteur "intellectuel" en raison de la complexité de son écriture, il ne laisse qu'un répertoire d'une soixantaine de chansons auxquelles rares sont les artistes qui s(y attaqueront à part Ginette Garcin ou Fernand Reynaud. Des chanteurs de la nouvelle génération lui rendront hommage. Ainsi en 2002; Jacques Higelin et sa fille, Caroline Loeb, Elie Meifeiros, Gérard Blanchard, Jacno avec d'autres enregistre une compil intitulée Boby Tutti-Frutti - L'hommage délicieux à Boby Lapointe.

Les amis aussi entretiennent la flamme, Joe Dassin comme on l'a vu plus haut, Pierre Perret et les acteurs Pierre Etaix et Pierre Maguelon, tous trois parrains de l'association "Eh dis Boby !".
L'amitié; le moteur de Boby Lapointe avec l'humour et l'amour des mots... et des femmes.

Boby à Lapointe de la science

Étonnant bonhomme que celui-ci qui mêle chiffres et mots, capable d'écrire un traité sur les calembours et un traité de mathématique qui impressionnera le célèbre physicien Louis Leprince-Ringuet qui lui conseille vivement de se lancer dans une carrière scientifique.

Bien qu'il n'ait pas suivi ce conseil (tant mieux pour nous !), Boby Lapointe ne se détourne pas pour autant de sa passion pour les mathématiques.
En 1968 il met au point une méthode de représentation graphique et phonétique des nombres binaires et hexadécimaux afin de faciliter l'échange entre l'homme, la machine et l'Intelligence Artificielle.
C'est le Système Bibi ou Système bibi-binaire, on ne peut plus sérieux puisqu'il sera déposé le 28 mars 1968 au ministère de l'Industrie et homologué dans le Bulletin officiel de la propriété industrielle en 1969. En 1970 il est à l'honneur d'un ouvrage collectif, Les cerveaux non humains, introduction à l’informatique.
Si certains n'y voient là qu'une fantaisie mathématique, d'autres affirment que cet ouvrage a eu un rôle dans l'informatique telle que nous l'utilisons aujourd'hui.

En 24 titres, voyage dans l'univers d'un artiste à part, avec un duo désopilant pour les amateurs d'histoires romantiques de princesse et prince charmant...

Notes

1↑ T.S.F. acronyme de Transmission Sans Fil qui désigne aussi bien un poste émetteur que récepteur. A l'époque les TSF fonctionnent sur lampes à galène qui seront remplacées deux décennies plus tard par des systèmes à transistors, plus miniaturisés, qui donneront leur nom aux "transistors" modernes. La TSF jouera un rôle prépondérant pendant WW2, aussi bien pour la propagande que pour la diffusion des messages destinées aux Résistances en Europe.

2↑  Au music-hall la vedette anglaise assure la première partie du spectacle, avant la vedette américaine qui se produit avant le tête d'affiche.

3↑ NDLA : sources multiples et informations contradictoires, en l'état il m'est impossible de confirmer si cette tournée a eu lieu avant ou après la sortie de l'album.