27 janvier, 2024

Les Rita Mitsouko - Le Petit Train

Une journée particulière.
Dans un contexte particulier.

A plusieurs reprises dans ces colonnes, je vous ai proposé des titres apparemment légers mais qui derrière une mélodie dansante ou des textes sibyllins, évoquaient des épisodes dramatiques.

Aujourd'hui 27 janvier, je vous emmène entre rêve et cauchemar, entre voyage direction la montagne et voyage destination Pitchi poï1.

Entre histoire et commémoration, quand l'Humanité déraille sur les rails de la Mémoire.

 

Le train, destination la vie ou la mort

Je vous parle d'un temps que les moins de 40 ans ne peuvent pas connaître.
La France en ce temps là possédait un des réseaux ferroviaires les plus denses d'Europe avec la Grande Bretagne.

En ces temps là, voitures et avions n'étaient encore que modes de transport pour les très privilégiés.

Les rails, artères de vie

La Première Guerre mondiale a mis en évidence l'insuffisance des infrastructures pour transporter hommes et matériels de l'arrière vers le front.
Au sortir de WW1 les pays européens, notamment la France, vont étendre le réseau ferré en un effort industriel considérable.

Entre les deux guerres, le réseau routier est réduit à la portion congrue alors que le chemin de fer relie les communes de moindre importance, permettant une dynamisation industrielle et vitale des territoires.
Transport pour le travail ou pour les loisirs, le train fut un formidable vecteur de développement y compris dans l'urbanisation, la SNCF allant jusqu'à faire bâtir des cités "cheminotes" qui sont aujourd'hui de petites villes à part entière.

Personnellement, j'ai connu l'époque où on faisait 35 bornes en train pour aller au lycée, où on se retrouvait régulièrement avec des habitants d'autres villages, partageant le casse-croûte et la rigolade le temps d'aller aux diverses foires et fêtes foraines du coin.


C'était dans les années 70, le diésel avait supplanté le tchou-tchou, cher au cœur des gamins, des locos à vapeur.
Tout heureux à bord de nos wagons, tandis que la voiture se développait exponentiellement, nous ne voyions pas que c'était la fin d'une époque.

Le concept de "la voiture du peuple" lancé par Henry Ford et repris par son ami Adolf Hitler (Volkswagen) a fait son chemin au sortir de WW2 et le réseau routier allait supplanter le réseau ferroviaire.
Déjà pour certains, c'est le temps de la nostalgie.

Au début des années 50, l'auteur-compositeur Marc Fontenoy écrit une chanson qui marque la fin d'une époque : Le Petit Train.
En 1952 la chanson sort sur 78 tours, portée par la voix chaude du crooner français, André Claveau.

►Paroles originales

 

Les trains pour Pitchi Poï

Environ 35 ans plus tard, un des plus célèbres et plus déjantés duo du rock français va faire une reprise de la chanson d'André Claveau : les Rita Mitsouko.
Arrangements modernes et nouvelles paroles : il n'est plus question de lyrisme ni de nostalgie.

Dans la campagne, les trains de la mort

Hommes : 40 - Chevaux en long : 8

Cette inscription sur les wagons de marchandise est désormais tristement célèbre.
"Heureux" ceux qui voyagèrent à 50, 60 ou 70 !

A partir de 1942, des trains de marchandises marqués d'une étoile de David croisent les transports de la Wechmacht (hommes et matériel) sur les rails de l'Europe occupée.
Si dans les pays conquis le matériel ferroviaire devient propriété de la Reichbahn, dans les pays collabos celle-ci louera ce matériel, comme par exemple à la SNCF qui percevra des versements forfaitaires (sur présentation de factures détaillées) qu'elle jugera nettement insuffisants. Le comportement héroïque de nombreux cheminots résistants sauvera cette institution de la honte totale.

A leur bord, des milliers de juifs mais aussi de Roms et tziganers, sinti s'entassent parfois à plus de 100 par wagons.

Gare de Bobigny - Destination Auschwitz

 Hommes, femmes, enfants et vieillards s'entassent dans une promiscuité inconcevable. Un seau en guise de tinette, qui déborde rapidement, pas d'eau, pas de nourriture. Direction l'est, direction la mort rapide pour la plupart, lente pour ceux qui seront sélectionnés pour les Sonderkommandos.
A noter que les déportés non juifs connaîtront les mêmes conditions de voyage, tel André Verchuren.

A la fin de la guerre, alors que le Reich s'effondre de toute part, les trains de déportés continueront de sillonner l'Europe, Eichman leur donnant priorité sur ceux de la Wechmacht, pour finir la "besogne" mais aussi pour déplacer les internés d'un camp à l'autre pour masquer les traces du plus abominable crime.
Le dernier train de déportation quittera la ville de Loos en septembre 1944.

Le Petit Train des Rita Mitsouko

Avec les Rita Mitsouko le tragique et le loufoque se télescopent souvent. Cette reprise du Petit Train d'André Claveau en est à mes yeux l'exemple le plus abouti.

En 1988 le duo déjanté sort son troisième album Marc et Robert dont est extrait le single Le Petit Train illustré par un clip qui surprend.

Clip kitch pour message désespéré

Tout est "trop" dans ce clip !

A cette époque, il paraîtra simplement déjanté pour la plupart qui n'y verront qu'un titre entraînant et fun, mais pour les plus observateurs, il y un malaise diffus.

Les couleurs saturées évoquent la joie. Tout comme les costumes empruntés à l'univers de Bollywood dans ce qu'il a de plus chatoyant et de plus kitchounet.

Mais à mieux y regarder, il y a quelque chose qui cloche.

Dès le début, les visages figés et "métallisés" démentent la rythmique joyeuse.
Les parties dansées, certes toujours un peu surjouées dans les comédies Bollywood, sont ici tellement poussées qu'elles paraissent mécaniques, hypothéquant le côté joyeux.
L'impression de malaise nait aussi avec ces barrières dont on se demande ce qu'elles viennent faire là, enfoncées comme des coins dans le paysage bucolique. Le malaise est confirmé quand apparaissent les pylônes de béton ceints de fil barbelé dont l'image renvoie aux ceintures des camps de concentration.

Tandis que Catherine Ringer et les danseuses se déhanchent joyeusement, les paroles nous cueillent brutalement à froid tant la dichotomie est obscène.

Petit train / Où t'en vas-tu / Train de la mort / Mais que fais-tu ? / Le referas-tu encore ?

A la suite de l'écoute, toute impression de joie a disparu et les transitions avec le visage ravagé de tristesse de Catherine Ringer sur fond d'arbres morts nous plongent définitivement de l'autre côté, sinistre, de cette chanson.

On est loin de la nostalgie de la chanson originale.

L'hommage au père

Pour Catherine Ringer, ce titre est douloureux car il renvoie à l'histoire de son père, décédé en octobre 1986.

Sam Ringer est connu dans le milieu artistique en tant que peintre et sculpteur.

Né à Cracovie (Pologne), il suit ses études à l'Académie des Beaux Arts de la ville quand les troupes nazies envahissent la Pologne.
Étant juif, il est déporté vers l'est dans le petit village Oswiecim qui deviendra célèbre sous son nom allemand : Auschwitz.
Il fait partie d'un des tout premiers kommandos affectés à l'érection du plus célèbre camp de concentration Auschwitz I.

Wagon commémoratif - Rampe de triage à l'arrivée au camp

C'est presque un miracle qu'il y survive ! Entre 1940 et 1945 il sera balloté entre 9 camps pour finir à Theresienstadt d'où il sera libéré par les Soviétiques. Dans un état proche de la mort, il sera soigné pendant deux ans avant de quitter la Pologne pour s'installer à Paris.
Il y reprendra ses études aux Beaux Arts où il rencontrera la mère de Catherine.

Dès lors, on comprend mieux le sens des paroles mais aussi cette mise en scène presque outrancière, comme une catharsis contre une histoire douloureuse.

Auschwitz a été libéré le 27 janvier 1945.

Les wagons à bestiaux ont été remplacés par des trains modernes, là-bas, à l'est pour emmener des enfants, ailleurs. Les mots "déportation" et "génocide" sont revenus dans le vocabulaire.
La question des Rita Mitsouko est encore d'actualité, trente-six ans après.

Reverra-t-on une autre fois / Passer des trains comme celui-là? / C'est pas moi qui répondra

 ► Paroles

 

 


1 Pitchi poï (ou pitchipoï) : en yiddish signifie "trou perdu". Le vocable apparait dans les ghettos juifs d'Europe de l'Est (Pologne, Biélorussie, Ukraine). A ce jour, je ne suis toujours pas parvenue à trouver une date précise de sa première occurrence mais il se généralise après la conférence de Wannsee visant à trouver une "solution finale au problème juif" et le lancement de l'Opération Reinhard (pour Heydrich) visant à vider et liquider les ghettos juifs, roms et sintis.
Les destinations et ce qui suivra sont tenues secrètes : les plus optimistes pensent être envoyés dans des camps de travail à l'est, mais d'autres comprennent que c'est une destination finale. Tous donnent un nom à ce lieu improbable, inconnu et terrifiant.
Importé par les réfugiés juifs ashkénazes, pour les juifs des camps de concentration français la destination est la même : Pitchi poï. La différence est que des bruits ont filtré sur des lieux terribles : Treblinka, Sobibor, Belzec, etc. et le plus terrible, Auschwitz Birkenau. Mais comment prononcer le nom de l'indicible ?

 

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