16 juillet, 2022

Summertime : un été éternel

A force d'utiliser le mot "culte", y compris dans ces colonnes, le jour où son utilisation s'impose, il a tellement été vidé de son sens qu'il ne veut plus rien dire..
En fait, concernant le morceau que je vous propose aujourd'hui, c'est le mot "cultissime" qui me paraît le plus approprié.

L'été, le temps de l'insouciance bien gagnée, pieds dans l'eau et chapeau de paille... Ah ! la belle saison d'été, Summertime en anglais.

Toutes les générations connaissent Summertime, et pratiquement chacun a sa version de Summertime, la chanson ayant été reprise et adaptée des milliers de fois à travers les époques et les styles.

Au point qu'aujourd'hui beaucoup ont oublié l'histoire de Summertime et son sens profond.
Aussi vous proposé-je un petit panorama non exhaustif de ce titre... cultissime.

Summertime, un éternel été

 

Il était une fois, la genèse

Contrairement à ce que l'on pourrait penser en découvrant ce titre dans une de ses nombreuses versions contemporaines, Summertime n'est pas né d'aujourd'hui.

Les frères Gerswhin

En 1890 Moïshé Gershowitz décida de faire son balluchon pour fuir Saint-Pétersbourg, où comme dans toute la Russie du tsar Nicolas III, l'antisémitisme était un sport national. Entre pogrom et ghetto, Moïshé Gershowitz a choisi Brooklyn à New-York.
Il y rencontre une compatriote, émigrée russe juive elle aussi, avec qui il aura quatre enfants.

Ira et George GershwinIsraël (Ira) né en 1896 et Jacob (George) né en 1898 sont les aînés de cette remuante fratrie.

Le rapport de George avec les études est pour le moins élastique, ça ne le branche vraiment pas ! Par contre, le jour où les parents offrent un piano à Ira, c'est la révélation, au point que devant l'aisance quasi innée de leur rejeton, il lui paieront des leçons de piano où il sera bien plus assidu.

Son mentor, Charles Hambitzer, prophétise déjà :

J'ai un étudiant qui laissera sa marque en musique […] Le garçon est un génie, il n'y a aucun doute

 Décédé en 1918, Charles Hambitzer n'aura hélas pas l'occasion de mesure à quel point il a vu juste.

D'un opéra à un succès planétaire

SUMMERTIME un été éternelEn 1933, George Gershwin jette quelques notes d'un morceau qui oscille entre blues et gospel, deux simples couplets musicaux de 15 mesures. Un petit brouillon musical qui attend sa place dans une œuvre à venir, ou pas. 

Porgy and Bess : un opéra sombre

En 1925 l'écrivain et librettiste DuBose Heyward écrit un petit roman, Porgy and Bess, qu'il adaptera pour le théâtre avec son épouse Dorothy. La pièce sera jouée dans un théâtre de Broadway en 1927.

Les frères Gershwin vont adapter la pièce en un opéra qui fera le tour du monde. La première se joue le 30 septembre 1935 à Boston.

George écrit la partition et Ira, en collaboration avec DuBose Heyward, écrit le livret.

Un opéra sur fond de crise et de ségrégation

L'histoire se passe dans un quartier noir imaginaire de Charleston, Catfish Row, dans la Caroline du Sud touchée de plein fouet par la crise de 1929.
Dans ce ghetto noir misérable, Porgy, mendiant estropié, se prend d'affection pour Bess qui fuit son ex et un dealer qui veulent la prostituer.

Pour cette œuvre, Gershwin mêle les styles en reprenant les normes de composition des classiques européens, ceux du jazz et les mélodies populaires noires du gospel et du blues.
C'est si novateur pour l'époque qu'il faudra attendre les années 80 pour que les Américains reconnaissent enfin Porgy and Bess comme un opéra.

Pour l'anecdote, alors que le "wokisme" n'était pas encore à la mode, de violentes critiques d'associations noires se sont faites entendre, dénonçant une vision blanche des conditions de vie des noires...

Il n'en reste pas moins que Porgy and Bess reste une œuvre majeure qui donnera naissance à de nombreux succès, dont Summertime.

Les "Saison d'Été" se suivent et ne se ressemblent pas

Vous vous rappelez le petit morceau écrit en 1933 et qui attendait de trouver sa place ?

Abbie MitchellSummertime revient comme un leitmotiv (Gershwin en intègre plusieurs qui reviennent pendant les près de 4 heures que dure l'opéra), à quatre reprises, découpé sur trois chapitres, dont la berceuse que chante un personnage secondaire, Clara, à son fils en lui peignant un tableau rêvé dans la noirceur du ghetto. Bess reprend l'air, ce qui explique certaines polémiques sur qui la chante : les deux mon capitaine ! (Paroles - traduction)

La première version enregistrée est celle de la soprano américaine Abbie Mitchell (photo) créatrice du rôle de Clara en 1935.

 Je parie une clef à molette contre un malabar™ que George Gerswhin, même dans ses rêves les plus fous, n'aurait jamais imaginé l'incroyable avenir de cette mélodie écrite en décembre 1933 !

"Summertime" de l'opéra à la pop, toujours magique

The Summertime Connection, groupement tout à fait officiel de collectionneurs des enregistrements de Summertime, ont livré des chiffres ahurissants ! Au 31 juillet 2020, elle a recensé 98 400 interprétations publiques (différentes, il va de soi) dont 82 723 ont été enregistrées !!!

Pour vous, j'ai sélectionné quelques interprétations, majeures ou pas, en prenant ma machine à explorer le temps, sans tenir forcément compte de la chronologie.

A la mode jazz avec Billie Holiday

Séduite par la mélodie, la chanteuse Billie Holiday fut une des toutes premières à demander à Gershwin l'autorisation d'en enregistrer une version plus jazz. Celle-ci sort 9 mois plus tard, en 1936, dans une version plus swing. A la clarinette, le grand Artie Shaw, bien connu pour son grand cœur ! (promis ! j'le f'rai plus !).

A la mode gospel avec Mahalia Jackson

J'ai rapidement évoqué plus haut la polémique raciale autour de Porgy and Bess, et Summertime en a soulevé une autre, à part le fait qu'un blanc ne peut pas comprendre et donc pas écrire de la musique noire : Gerswhin se serait inspiré (d'autres moins bienveillants diront qu'il a copié) d'un des grands airs de gospel , Sometimes I feel like a motherless child (par Louis Armstrong ICI).

Cette thèse semble être partagée par la reine du gospel, l'immense Mahalia Jackson qui enchaîne les deux titres, sans transition. Et j'admets que, si je n'avais pas connu la version de Louis Armstrong et les paroles, je ne me serais rendu compte de rien !
Attention ! Intense émotion !

 

A la mode rock'n roll avec Gene Vincent

Gene Vincent album cover frontGene Vincent vient de connaître de sacrées turbulences et 1957 fut ce qu'on peut appeler une année de merde.
Entre les séquelles de son accident et une nouvelle fracture à la jambe, les membres de son groupe The Blue Caps qui le lâchent les uns après les autres et l'épuisement du aux tournées, ça fait un peu beaucoup !
Il revient en studio en 1958 avec de nouveaux musiciens pour enregistrer l'album A Gene Vincent Record Date.

L'album fera date car ce sera le dernier avec le groupe mais, surprise !
Son pote Eddie Cochran vient assurer les chœurs sur cette version plus rapide mais somme tout mélancolique de Summertime.

Une autre approche avec Sidney Bechet

Autre clarinettiste de talent après Artie Shaw (je vous ai fait la blague du cœur ? Bon, tant pis !), le grand Sidney Bechet.
Totalement autodidacte, Sidney Bechet tire de sa clarinette (soprano) des sonorités parfois déroutantes pour les puristes du jazz pur et dur. Et ses interprétations de Summertime (ici celle de 1939) n'échappent pas à son goût pour l'improvisation.
Personnellement j'y ai trouvé des sonorités du jazz made in Europe, avec par exemple ce son de guitare à la Django. Les envolées de notes n'oblitèrent pourtant pas le côté dramatique du morceau.

Retour aux fondamentaux avec Leontyne Price

Loontyne Price as BessCes versions pourraient faire oublier que Summertime est une pièce d'un opéra,  d'autant qu'à nos oreilles c'est le plus souvent la version d'Ella Fitzgerald qui fait référence et non celle de la soprano Abbie Mitchell.
L'histoire de Leontyne Price a ceci de remarquable qu'elle sera la première chanteuse lyrique noire à fouler les planche du Metropolitan, deux ans avant Marian Anderson. Celle qui deviendra une des spécialistes de Verdi a décroché ses premiers galons dans le rôle de Bess de l'opéra des frères Gershwin, rôle qu'elle interprètera lors d'une grande tournée à travers les USA.
Elle impressionne un certain Herbert van Karajan qui contribuera beaucoup à sa carrière.
Voici la version qu'elle a interprétée sous sa direction avec le Philharmonique de Vienne en 1960

Summertime chez les Rastas

Les Jamaïcan Reggae Cuts sont une formation aux effectifs aussi fluctuants que leur répertoire. De la Jamaïque aux trottoirs du Queens en passant par la Havane, ils s'associent avec des chanteurs du moment pour des reprises de qualité, dont celle-ci de Sommertime, extraite de leur 11ème album de janvier 2021.

Une approche plutôt inattendue et originale

A part, la version charnelle de Janis Joplin

Grâce à mon père, je connaissais les versions les plus connues de Summertime : celle d'Ella Fitzgerald, de Miles Davis ou encore de Nina Simone. Je les trouvais belles. C'est tout.
Jusqu'au jour où une copine a posé un vinyle sur sa chaîne. Nous étions quatre sales ados qui jouions les femmes en parlant mecs et en faisant tourner le joint. Quatre notes, comme un carillon, et un cri rauque ont fait taire nos babillages puérils et prétentieux.

Janis Joplin nous a littéralement harponnées, clouées au sol de sa voix rauque, entre cris, plaintes, gémissements douloureux et colère. Summertime, elle ne l'interprète pas, elle le vit.
Elle l'a ingéré, l'a digéré et l'a fait chair.
Les critiques musicaux parlent de blues. Oui. Celui de l'âme, terrible, qu'on tente de faire taire à coup d'alcool, de drogues. Et chaque fois qu'elle chante Summertime, elle accouche d'une boule de douleur, d'un espoir mort-né.
On a oublié les mecs, le joint. La tête dans les mains, des frissons dans les épaules et une boule dans la gorge, nous ressentions cette chanson plus que nous ne l'écoutions.

Depuis ce jour, et ce soir encore où j'ai écouté environ 25 autres versions dont beaucoup sont de haut niveau, aucune n'a jamais provoqué une telle vague d'émotion depuis cette première écoute il y a 50 ans.

 

Une "Saison d'Été" qui dure depuis 87 ans

Quand Gershwin composa ce morceau il y près de 90 ans, savait-il que des musicologues parleraient de chef-d'œuvre ?
Comment aurait-il pu imaginer que cette petite gamme pentatonique (phrase de 5 notes) qui se répète et qui évite l'écueil de la monotonie grâce à une note qui prend le pas sur les autres, serait l'objet de près de 100.000 adaptations, dans tous les genres musicaux.

Je pense, personnellement, que si ce succès tient à la mélodie d'une part, il tient au fait que Geshwin a repoussé les murs de l'opéra en l'ouvrant à des styles plus contemporains et plus abordables, à savoir le jazz, le blues et le gospel. Il l'a humanisé.

Mais, me ferez-vous judicieusement remarquer, il manque des versions peut-être plus connues !

Tout à fait ! Et maintenant que vous vous rappelez l'histoire de ce morceau, je vous donne rendez-vous dans de prochains billets pour découvrir d'autres adaptations !

 

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