15 septembre, 2023

Travailler c'est trop dur : aux sources cadiennes

Vous avez remarqué comme notre cerveau est un vrai jukebox, prêt à jouer en toute circonstance ?
Sous la douche... Et vlan ! Passe-moi l'épooongeu
Dans le métro aux heures de pointe... Mais qu'est-ce qu'on est serré ♪, au fond de cette boîte ♫
Où quand la belle-doche déboule pour une inspection surprise... Casse-toi ! Tu pues ♪ et marche à l'ombre

Mais le calvaire, c'est quand arrive au boulot ! Pour peu qu'on ne soit pas en forme, il y a cette petite ritournelle qui tourne en boucle jusqu'à l'heure de la sortiiie ♪ c'est l'meilleur moment d'la journée ♫. Elle est là et ne nous quitte plus :

Travailler ♪ C'est trop dur


 On a tous fredonné, un jour ou l'autre, ce petit refrain familier comme une complainte tout en rêvant de farniente. 

Si cette chanson n'est pas un tube planétaire, son histoire m'a suffisamment touchée pour la partager avec vous.

Une p'tite valse cadienne

Si pour nombre d'entre nous cette chanson date du deuxième tiers du XXème siècle, son histoire est bien antérieure.

Il était une fois Cæsar Vincent

Cæsar Vincent voit le jour le 12 mai 1882 près de La Butte (Leroy en anglais), dans la paroisse rurale de Vermillon, en Louisiane, plus précisément en Acadiane1

Le moins qu'on puisse dire est que, même pour son époque, le personnage est pittoresque !
Ce fermier paisible a une passion pour la musique et la chanson. Son plaisir est de parcourir la campagne, à pied ou à cheval, et il pousse la chansonnette dès qu'il croise des auditeurs potentiels. On est au tout début du 20ème siècle et les distractions sont rares aussi Cæsar Vincent se taille-t-il une belle petite notoriété parmi les Cadiens2.

Mais le progrès avance jusqu'au cœur de l'Acadiane et les deux guerres mondiales marquent un tournant. Électrification, arrivée des radios puis des disques dans les foyers sortent les Cadiens de leur autarcie culturelle, y compris au niveau linguistique.  Après la deuxième guerre mondiale, les jeunes parlent anglais, et même si leurs parents et leur grands-parents parlent encore en français, ils découvrent de nouveaux sons, venus d'ailleurs.
Cæsar vit sa vie en marge du progrès, sans voiture, sans télé. Il continue d'arpenter les routes, à pied ou à cheval, tout en chantant ses vieilles chansons.

Mais désormais, les gens l'évitent dès qu'ils l'aperçoivent au loin : ils ne veulent plus entendre "ses vieilles affaires" !


Livret de The Lyrical Legacy of Caesar Vincent - Radio-Canada / Emmanuelle Robinson

Contrairement à ce qu'on pourrait penser à l'écoute des versions les plus modernes, Travailler c'est trop dur n'est en aucun cas un hymne à la paresse. 

Cæsar Vincent y décrit une vie qu'il connait bien, celles des Blancs pauvres, des fermiers qui triment comme des bêtes pour une misère mais avec la fierté d'une vie honnête.

Cet enregistrement original n'a rien de la valse un peu lascive que nous connaissons3.

Quand il décède le 13 février 1970 à Abbeville (Louisiane) à l'âge de 87 ans, il ne sait pas quel héritage culturel il va laisser, ni qu'une de ses "vieilles affaires" va faire le tour de la francophonie.
En effet, que ce soit en Amérique ou en Europe, les années 71/72 marquent un regain d'intérêt du public pour ses racines culturelles.

De la tradition au succès

Après la mort de son auteur, Travailler c'est trop dur aurait pu définitivement disparaître du patrimoine culturel cadien, mais elle ressurgit, inexplicablement. 

La renaissance avec Zachary Richard

A cheval sur deux cultures, la culture populaire américaine et la culture cadienne de ses grands-parents, le chanteur-auteur-compositeur-poète Zachary Richard est un fervent défenseur de la francophonie et de la culture de ses ancêtres acadiens. Il est le premier artiste à mélanger les mélodies cadiennes à celles plus modernes de la folk culture américaine. 
Le public louisianais n'est pas encore prêt, alors Zachary Richard tourne essentiellement au Québec et en France.

Curieusement, c'est lors d'une tournée en France en 1976 qu'il découvre Travailler c'est trop dur et son origine cadienne !

Ça m’a surpris d’abord de savoir la provenance que j’ignorais et en plus d’entendre la chanson dans son état cru.

Il l'enregistre en 1977 et l'intègre à son album "Mardi Gras". La chanson connait un franc succès auprès des publics francophones et devient un tube.

Si effectivement il faut reconnaître à Zachary Richard le mérite d'avoir remis cette chanson à la mode, je vais réparer une petite injustice.

Merci Grand' Mère Funibus Folk !

Dans les années 1970, Jacques Benhaïm alias Ben, anime le club du Bourdon, refuge de revivalistes écolos avant la date. Entouré de son groupe, le Grand' Mère Funibus Folk, il collecte et interprète des chansons au bon vieux son de "grand' mère" du folklore international.

Toute la troupe quitte son refuge dans le Quercy pour se produire en festivals et sur scène dans toute la France.
En 1974 le Grand' Mère Funibus Folk enregistre un album éponyme folk et country. Le premier titre de la track list est une chanson traditionnelle cadienne : Travailler c'est trop dur.

Je n'écarte pas l'hypothèse que Zachary Richard ait pu entendre ce groupe si particulier pour l'époque.

Entrée en variété avec Julien Clerc

En 1977 le public est enthousiasmé par la chanson de Zachary Richard. Dans la salle, une jeune vedette est tout aussi enthousiaste : c'est Julien Clerc.
Il va voir Zachary Richard et lui demande l'autorisation de reprendre cette chanson.

En 1978, Julien Clerc sort son septième 45 T 2 titres, avec en face A Travailler c'est trop dur et en face B Ma Préférence. Les deux titres deviennent des tubes.

Mais contrairement aux versions antérieures, celle-ci est ressentie comme un hymne au farniente et à la paresse, à mille lieues de son sens originel.

 

Cette chanson fait partie des titres que Julien Clerc reprendra régulièrement sur scène.

De Kingston à La Fayette 

Je ne peux résister au plaisir de vous faire découvrir deux autres versions, plus récentes.

Inattendue, une version reggae de 1986, signée Alpha Blondy, au texte revisité, mais pas désagréable à écouter.

En 1992, la chanson "revient à la maison" avec le groupe cadien Beausoleil, dans une version modernisée acclamée par certains, controversée par les purs de durs.

Pour toutes ces versions, un point commun : le nom de Cæsar Vincent est absent.

Cæsar Vincent, la mémoire cadienne

Il y a quelque chose de touchant dans l'histoire de ce fermier cadien, de touchant mais aussi d'un peu ironique. 
Celui qui apportait de la joie à travers ses chansons, puis qu'on fuyait, le trouvant has been, aurait pu sombrer dans l'oubli sans sa petite chansonnette.

Mais, grâce au travail d'un homme, Cæsar Vincent va incarner la mémoire du folklore cadien.

Spécialiste du folklore cadien et professeur à l'Université de Louisiane à La Fayette, Barry Jean Ancelet, face au succès de Travailler c'est trop dur, a remonté la piste de la chanson. 
C'est à cette occasion qu'il rencontre le neveu de Cæsar Vincent qui lui révèle alors l'ampleur du répertoire de son oncle.

Alors Barry Jean Ancelet plonge dans les archives et il découvre que le brave fermier, outre les chansons qu'il a composées, avait accumulé un véritable patrimoine culturel. Sur les 44 chansons que le folkloriste a collectées, 30 remontaient au Moyen Âge français. Elles s'étaient transmises oralement de génération en génération, puis avaient traversé l'Atlantique pour se transmettre parmi les Acadiens, puis par leurs descendants émigrés en Louisiane, les Cadiens. 
Ces chansons, CæsarVincent les aimait tant que non seulement il les chantait et les transmettait à travers le pays, mais il les a retranscrites.

Ce travail de fourmi donnera lieu à une compilation interprétée par divers artistes cadiens et qui sortira en 2018 : The Lyrical Legacy of Caesar Vincent.
L'universitaire ne pouvait rendre plus bel hommage à cet homme simple.

La renaissance culturelle a commencé juste après sa mort. S’il avait vécu un autre cinq ans, il serait devenu un héros

 Quant à moi, je suis bien contente d'avoir pu rendre à Cæsar ce qui lui appartient.

 


1 L'Acadiane est le territoire d'influence culturelle française officiellement reconnu, au sud de la Louisiane

2  Les Cadiens sont les descendants des exilés Acadiens du nord de l'Amérique, essentiellement du Québec, qui se sont installés en Louisiane. La généralisation de ce terme à tous les Louisianais de culture francophone est une erreur. Le terme "cajun", d'origine anglophone, tourne en dérision l'accent des Cadiens qui le ressentent souvent comme une appellation péjorative.

3  Cet enregistrement a probablement été recueilli par le folkloriste Harry Oster, en 1957.

 

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